La Traque

Albin Wagener
4 min readOct 22, 2020

En sciences du langage, on apprend très vite, dès la première année d’études, que les mots ont un sens — ou, pour être plus exact, que ce sens est socialement déterminé, dépendant du contexte et porteur de représentations. Qu’il s’agisse de sa place dans la phrase, de ses référents sémantiques, des articles et adverbes qui l’entourent ou des discours qui le charrient, le mot (le terme, le lexème…) n’est jamais utilisé de manière anodine, sans posture énonciative, sans grille intertextuelle ou interdiscursive pour le corréler à une galaxie symbolique et sémantique, fût-elle en perpétuelle construction. Et puis parfois, il y a le mot de trop, avec le contexte de trop, et la posture énonciative de trop.

Ce jeudi 22 octobre 2020, Jean-Michel Blanquer a cru bon de dénoncer l’islamo-gauchisme qui, selon lui, gangrènerait insidieusement les universités en France — et donc les chercheuses et les chercheurs, les profs, les étudiantes et les étudiants. Pis encore, en le rendant directement responsable du tragique assassinat de Samuel Paty, il rend de facto la communauté universitaire française complice de ce meurtre. Si cet atroce rapprochement provoque des haut-le-cœur légitimes, ce n’est pas simplement parce qu’il est formulé tel quel : après tout, nous autres chercheuses et chercheurs sommes la cible de ce genre d’accusations depuis quelques années déjà, qu’elles émanent de l’extrême-droite ou de la plume ridiculement germanopratine de Bernard-Henri Lévy, pour ne citer que lui.

Ce qui est nouveau, toutefois, c’est qu’un Ministre s’en fasse l’écho, qui plus est Ministre de l’Education nationale, en première ligne depuis l’attentat immonde commis contre notre collègue. Un collègue qui, comme tous les autres, était isolé face à son institution. Une institution qui, une nouvelle fois, prend la peine de cracher à la figure d’autres profs — ceux de l’enseignement supérieur et de la recherche cette fois, comme pour nous diviser et nous monter les uns contre les autres, pour désigner rapidement des coupables à condamner, d’où qu’ils proviennent. Calmer l’ardeur de la foule avec le goût du sang sacrifié, en surfant sans ménagement sur des paroles autrefois apparentées à l’extrême-droite et à ses pires thuriféraires.

Le glissement sémantique actuel est bien connu : il vient d’un rapprochement de certaines mouvances d’extrême-gauche, notamment pendant les tensions liées à la guerre froide, avec des mouvements islamistes fondamentalistes dans un certain nombre de régions du globe — l’idée était de pouvoir s’unir contre un ennemi commun à déboulonner, à savoir l’hégémonie capitaliste pilotée notamment par les Etats-Unis. Fort heureusement, depuis ces aventures géopolitiques désastreuses de part et d’autre, de l’eau a coulé sous les ponts — mais dans les discours, cette eau s’est transformée en vase puante, une vase qui embourbe à la fois les questions de place des pratiques religieuses en démocratie, de diversité, de tolérance, de laïcité et de dialogues interculturels.

Jean-Michel Blanquer ne peut pas ignorer l’écho de ses propos. Il ne peut pas ignorer qu’en assimilant recherche et islamo-gauchisme, il tourne en ridicule un certain nombre de dialogues et de questions qui traversent actuellement, notamment (mais pas exclusivement) les sciences humaines et sociales : plutôt que de permettre à ces questions d’être sereinement débattues dans un cadre scientifique, il les transforme en danger pour la République. Cet amalgame n’est pas seulement maladroit : il est criminel, car il rappelle un certain nombre de dérives qui ont eu lieu ici ou là au cours du vingtième siècle — sans, bien sûr, succomber à l’appel commode des analogies alarmistes. Mais tout de même : nous avons de quoi nous inquiéter, tant cette étiquette rappelle d’autres clameurs, d’autres haines et d’autres contextes politiques sordides.

C’est désormais l’écœurement qui domine. Non seulement fallait-il faire un métier fondamental (et il faut le répéter !) dans des conditions matérielles et organisationnelles déplorables ; nous sommes toutes et tous encore en train de digérer la violence de l’attentat commis contre Samuel Paty, tant ce meurtre résonne si fort dans nos esprits et nos cœurs. Mais ce n’était pas suffisant : il fallait bien sûr que, de surcroît, un Ministre d’un Ministère frère, si j’ose dire, se tourne vers nous et déverse son effroyable faconde sur ce qu’il reste de nous, de nos rêves déçus, de nos ruines abandonnées et de nos espoirs détruits.

Fallait-il qu’un personnage public, un Ministre, soit donc à ce point irresponsable et brutal pour rajouter de la blessure à la plaie, de l’injure au chagrin — pire encore, de la menace à l’inquiétude ? Fallait-il qu’il récupère un terme sali par les détritus de la pensée de l’extrême-droite et le jette à notre figure, devant les représentants de notre pays ? Fallait-il qu’il fasse planer sur nous le spectre d’une traque de la pensée, en vouant toute une profession à l’insécurité intellectuelle, avec les putatives répercussions que l’Histoire nous a pourtant déjà maintes fois enseignées ?

Faire la chasse aux profs quand un prof se fait assassiner, ce n’est pas simplement inadéquat : c’est une gifle sadique. Après les propos de Pascal Bruckner à l’égard de Rokhaya Diallo, il fallait bien sûr anticiper le fait que ce type de dérapage abject ne serait ni le premier, ni le dernier. Qu’il provienne de l’un des plus hauts fonctionnaires de l’Etat est un choc qui isole, encore un peu plus, ceux qui estiment que penser la société de façon complexe, loin des postures définitives et caricaturales, est la seule manière de sauvegarder durablement ce qu’il reste de nos démocraties malades. Pis encore, il nous rappelle que la chasse aux universitaires de Donald Trump ou de Jair Bolsonaro peut, désormais, provenir d’un extrême-centre en pleine dérive idéologique, qui a la sordide idée de songer à la récupération politique et à l’instrumentalisation des citoyens, alors que nous peinons encore à nous remettre d’un drame collectif.

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Albin Wagener

Research, Discourse, Communication, University, Compulsive creations, Digital changes, Environmental emergencies, Music and more.